Malek Jân débordait d’humour et de joie de vivre. Elle était active et indépendante au point qu’elle ne laissait à personne, en dépit de sa cécité et malgré les sollicitations d’un entourage attentionné, le soin de s’occuper du moindre détail de sa vie quotidienne. La recherche de l’équilibre - « ni excès, ni défaut » était sa devise - se traduisait chez elle par une étonnante discipline. Musicienne, elle jouait du setâr et du tanbûr, instruments de la famille des luths, et souvent, elle mettait ses poèmes d’amour mystique en musique. Sa soif de connaissances était également intarissable : elle a étudié les livres saints des religions abrahamiques, a appris l’étymologie, la langue arabe, dont elle s’est servie pour approfondir sa connaissance du Coran, et s’est formée, jusqu’à la fin de sa vie, aux mathématiques, à la biologie, au droit, à l’histoire et à la géographie. Dans la lignée de son père et de son frère, elle ne se mêlait jamais de politique, mais cela ne l’empêchait pas d’être attentive aux préoccupations et aux exigences de son temps et de maintenir sans cesse en éveil sa curiosité envers le monde et l’actualité.
Bien qu’elle se soit contentée elle-même d’un cadre de vie des plus simples, Malek Jân s’évertuait constamment à améliorer le sort de ses semblables. Elle partageait l’essentiel de ses ressources et assurait quotidiennement le repas de nombreux villageois démunis. Au fil des discussions et des conseils, elle éveillait chez ceux qui se confiaient à elle le désir d’avancer sur le plan intellectuel, moral et spirituel, mais avec une telle douceur qu’il lui arrivait parfois de patienter plus de vingt ans pour voir enfin chez tel ou tel le fruit de ses enseignements. A la demande de ceux qui souhaitaient approfondir leurs connaissances dans ces domaines, elle a mis en place vers 1965 des cours informels. Avec un bon sens et un raisonnement simples et percutants, Malek Jân y montrait le lien entre la théorie du perfectionnement de l’âme et les actes les plus anodins de la vie quotidienne. Elle faisait comprendre la nécessité et l’utilité des épreuves qui nous arrivent dans la vie de tous les jours et la manière dont chacun peut y faire face et s’y préparer. Sincère, elle n’hésitait pas à partager ses expériences spirituelles et les leçons tirées de ses propres erreurs. Les droits de la femme étaient un autre domaine de prédilection de Malek Jân. Sur ce terrain également, elle a fait preuve de sagesse et de tolérance pour faire patiemment évoluer les esprits. Car en ces temps et en ces lieux, les femmes étaient pour la plupart privées d’instruction, considérées et traitées de manière coutumière comme des êtres inférieurs. Ces inégalités étaient ancrées dans les mentalités, et les pesanteurs d’une vie rurale isolée du reste du monde rendaient toute évolution improbable et délicate. On mesure dans ce contexte la difficulté de la tâche à laquelle Malek Jân s’était attelée. Pourtant, cette femme frêle et fragile, non-voyante de surcroît, inspirait respect et dévotion aux hommes de la région. Elle a su les conduire progressivement vers une conception plus moderne et plus juste des droits et des devoirs qui lient les individus entre eux, tout en les encourageant à prendre conscience du poids des préjugés et des déterminismes culturels. De même, lorsque les mères venaient auprès de Malek Jân recueillir ses conseils, elle leur suggérait d’agir envers leurs filles de la même façon qu’elles agissaient avec leurs garçons : les inscrire à l’école, bien les nourrir, etc. C’est ainsi, par petites touches, qu’elle est parvenue à établir le respect de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, notamment sur les questions d’héritage. Son action fut sensible à l’échelle de son village et de sa contrée, mais aussi à l’échelle de tous ceux qui se montraient attentifs à ses paroles. Car l’authenticité de sa foi, sa vivacité intellectuelle et son goût du progrès étaient tels que tous ceux qui évoluaient à ses côtés en étaient profondément transformés. Depuis son décès, les cours que Malek Jân avait initiés dans son village ne se sont jamais interrompus, animés par ceux qu’elle avait formés à sa vision de l’humanisme. Dans le « village des philosophes », comme l’appellent les gens de la région, où vivent aujourd’hui plus de trois mille habitants, on discute régulièrement des subtilités du comportement humain, de la nécessité de comprendre les mécanismes de la justice divine, du bon usage du libre-arbitre, des formes du détachement spirituel, ou encore de l’acquisition des vertus. Malek Jân a éclairé la portée et la vitalité des principes éthiques et spirituels hérités de son frère Ostad Elahi en les mettant à l’épreuve d’un milieu réellement archaïque, sans que celui-ci n’infléchisse en rien son esprit résolument novateur. Ce fut là son génie et sa plus grande œuvre. |
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